J'ai débuté la longue distance il y a seulement 18 mois en mars 2018, après 20 ans sans avoir parcouru de 200km. Il s'agissait du « Granit Creusois » dont le Cercle Cycliste Mainsat Evaux était un des clubs support. 18 mois c'est assez court pour envisager de réussir une épreuve de 1200km, autant dans la préparation du corps que du mental. Et plus les mois avancent, plus le pied du mur est proche. Bien sûr chacun doit valider les brevets obligatoires des 200, 300, 400 et 600km. Mais je ne suis pas un stakhanoviste de l'entraînement et beaucoup de concurrents ont pris le départ avec 2 ou 3 fois plus de kms que moi depuis janvier 2019, jusqu'à 17000km pour certains, des cumuls semblables à des coureurs professionnels.
Je prends la direction de Rambouillet ce samedi avec 6300km au compteur, avec une totale inconnue de mes capacités au delà de 600km. Et Paris Brest Paris en compte 1220, soit le double. En anglais on peu traduire ça par « rookie ». Un pari, c'est une idée lancée au vol. On se le fait à soi même seulement ou on en parle autour de soi, pour fanfaronner ou se donner du courage. Alors j'en parle un peu à mon entourage avec l'appréhension de l'échec.
La météo est exécrable tout le samedi jusqu' au dimanche midi. Nous avons juste un créneau sans eau pour aller faire contrôler les vélos à 16h (freins et éclairage notamment) puis retirer plaque de cadre et puce. A201 au rapport. La pluie ne s'arrêtera que dimanche midi, soit 4H avant mon départ. Heureusement j'ai consulté les prévisions météo régulièrement les jours précedents et l'amélioration était attendue, de quoi être serein.
J'ai choisi de partir dans la première vague de 250 concurrents. Ce n'est pas une course, mais je veux éviter les files d'attente aux points de contrôle. Je ne suis pas en retard, mais lorsque je m'approche du sas de départ 30mn avant le départ, 200 cyclistes sont déjà en place. Le monde entier est là : Espagne, Italie, Ukraine, Hong-Kong, Serbie, Afrique du Sud, Etats-Unis... les modèles de maillots sont chamarrés. Certains cyclos sont seuls, d'autres sont en petits comités par nationalités, d'autres encore sont venus en famille et c'est l'heure des dernières embrassages avant un périple de 44h pour les premiers, 90h pour les plus lents ou plus contemplatifs.
Le départ est donné à 16h, une grande respiration et nous passons l'arche gonglable puis nous parcourons l'allée du Parc de la Bergerie Nationale jusqu'à la grande grille route de Versailles. Il y a du monde, on est très applaudis, l'émotion est grande. Mais était-ce vraiment une bonne idée de s'inscrire ? Pas le temps de trop y réfléchir, il faut remonter le paquet et se porter vers l'avant pour éviter d'éventuelles chutes en queue de peloton. Nous sommes escortés par des motos sécurité et roulons à vive allure (37km/h de moyenne). Le peloton prend ses aises sur la largeur de la route, chacun veut être devant. Je prends des roues pour bénéficier de l'aspiration ou saute ici et là et me place dans les trente premiers. Les routes sont belles mais les villages nombreux et les aménagements urbains tout autant. On apprendra ensuite qu'une chute est survenue dans le groupe B.
Nous passons le km 49 et je suis dans les tous premiers. Je passe quelques relais à des italiens très remuants puis me recale dans les roues. Le vent sera plein ouest, de face, jusqu'à Brest, il faut rester raisonnable. Km 75, je vois et écoute un feu arrière tomber au sol. C'est le mien ! Je dois m'arrêter, revenir un peu en arrière. Il est en morceaux, je récupère les pièces en espérant les avoir toutes pour remonter le feu avant que la nuit tombe. A peine un mètre de là je vois un autre éclairage perdu par un autre concurrent. Un mètre, pas plus. Je n'avais pas emporté d'éclairage de secours, après tout ça ne gâchera rien et je le mets dans ma poche de maillot. Il s'avèrera ensuite que j'ai perdu la partie électronique de mon feu dans sa chute et que cet éclairage étranger sera mon salut pour la suite, même si les points de contrôle proposaient l'achat de matériel.
Le temps de faire ce court stop, 40 secondes se sont écoulées et le temps de repartir et relancer la machine, le groupe est à quelques centaines de mètres devant. Je ne le reverrai pas. Tant pis, après tout le suivant n'est que 15mn derrière, alors je tourne les jambes et roule en attendant de retrouver de la compagnie. Effectivement le groupe B me rattrappe et quelques éléments du groupe C encore plus rapides s'y sont joints dont Christophe Bocquet (deux frois meilleur temps en 43h30) avec qui j'ai validé le BRM300 en avril, en duo. Il m'avait dit vouloir faire ce PBP plus cool, mais il est déjà parti sur des bases très rapides. Nous passons le premier CP à Mortagne au Perche km 119. Je tiendrai les roues du groupe jusqu'au km 180, où un début de fringale apparaît. Les jambes ne veulent plus tourner, je n'ai plus de feu arrière et je n'ai pas de quoi fixer celui que j'ai trouvé par miracle. Des concurrents seuls ou par petits groupes me doublent en me faisant bien remarquer l'absence de cet éclairage (en français et en anglais). Tant bien que mal, j'atteinds le deuxième CP à Villaines la Juhel (km 218) et fais fixer le feu arrière. Je suis désormais à nouveau conforme aux normes de sécurité routière.
Je repars seul comme j'étais arrivé. A la sortie du village, déjà un concurrent asiatique s'est arrêté, il est assis et tient sa tête entre ses mains. Il n'est pas au bout de ses peines... Km 250 je rattrappe un Taiwanais et retrouve enfin des jambes. Elles ne me quitteront plus jusqu'à la fin. Ces 70kms auront constitué le seul passage à vide de l'épreuve, je n'en n'espérais pas tant. Un petit groupe me rattrappe à hauteur de Gorron, cette fois-ci je prends les roues sans problème jusqu'au CP3 de Fougères (km 308). Repartis ensemble, je mène le groupe quasi seul jusqu'à Tinténiac (km 362). Quand les jambes vont bien, j'adore mener le train à vitesse constante. Au moment de repartir vers Loudéac, je reconnais Fiona Kolbinger qui arrive à son tour. Elle vient de s'imposer 15 jours plus tôt dans la Transcontinental Race (4000km depuis la Bulgarie jusqu'à Brest, devant 300 concurrents). Je n'ose l'aborder même pour un bonjour, je pense qu'elle doit avoir déjà sa dose de curieux. Je passe à Becherel, cité du livre. Puis pas très loin Plumieux. On ne dit pas « meilleur » ? Ironie de la grammaire. La forme est là encore jusqu'à Loudéac (km 447) mais après la pause au self un léger sommeil pointe son nez. Sur les brevets, il m'était apparu peu ou prou à cette distance, donc rien d'anormal. Il y a de l'agitation, alors je décide de sortir de la ville pour me poser un peu plus loin. Je trouve un coin d'herbe non loin de la route et ferme les yeux une petite demi heure, sans vrai sommeil. La sortie de Loudéac est hardue et je tarde à me motiver pour repartir. Si la forme est bonne, les pauses ravito successives laissent des jambes refroidies et engourdies, et quelques kms sont nécessaires pour retrouver une bonne cadence. Je me souviens de la montée ensuite pour atteindre Merléac km 460), où il faut s'employer, voire s'arracher.
Voilà Saint-Nicolas du Pélem où un contrôle secret est établi. Parce qu'il y a des resquilleurs parfois qui glissent le vélo dans le coffre d'une voiture. La honte ne fait pas mal aux jambes.
Carhaix-Plouguer km523, j'appréhende le col du Roch Trevezel à venir. Jusque là les pentes sont assez douces, le revêtement de la route est un délice. J'habite entre Creuse et Allier et on n'est pas vraiment dans le même confort pour rouler entre nids de poules et gravillons). Je repas de Carhaix en compagnie de trois cyclos dont un français et lui mène un train régulier pour monter aux 350m d'altitude affichés. Ca passe comme une lettre à la poste et je découvre avec plaisir la vue sur la mer au loin. Je m'emploie encore pour atteindre Brest (km 610) à 22h, seul puis accompagné juste avant Plougastel. J'ai tellement envie d'immortaliser le coucher de soleil sur le pont que je snobe les cageots de fraises qu'on me tend. Même sans être une course, atteindre le CP à mi chemin rend impatient.
Je vais faire à Brest (km 610) une longue pause de 4H. Ils ont encore l'air frais pour la plupart. Comme moi, ils doivent se dire : « Tu as déjà fait la moitié, c'est beau. Mais il en reste encore autant à parcourir ». On n'est pas rendus. Comme une envie fugace de consulter les horaires de train pour Paris. Sans réelle envie, je tente de dormir par précaution pour anticiper un éventuel endormissement. Je pose ma tête à table sur le casque en guise d'oreiller, les yeux fermés mais avec toute la conscience de ce qui se passe autour. Je mâche les aliments de plus en plus lentement. Les blancs de poulet sont secs et les pâtes trop cuites dans certain selfs. Qu'à cela ne tienne, désormais je prendrai un rythme efficace jambon blanc/riz au lait/yaourt/salade de fruits/eau gazeuse.
Je suis seul, il est 2h du matin, il faut remonter le Roch Trevezel et la descente ensuite promet d'être très fraîche et humide. A la sortie de Brest, je trouve une allemande qui vise moins de 72h et un espagnol, Jesus, venu de Benidorm. On sympathise et on roule ensemble jusqu'à Carhaix. La descente comme prévu est fraîche voire froide, avec la brume qui nous prend en passant l'Aulne.
Je n'ai toujours pas sommeil à Carhaix et repars, seul, à 8h du matin. La brume est encore là, je dois essuyer régulièrement mes lunettes à défaut d'essuie-glace. Il me faut bien 20km pour remettre les jambes en ligne et être facile, plus de 700km parcourus. A partir de là les jambes sont encore meilleures et je prends beaucoup de plaisir à gravir les montées, tantôt grand plateau avec de la force, tantôt en moulinant pour ne pas trop saturer les jambes en toxines. Je me pose des questions sur le métabolisme, sur les capacités du corps à s'adapter à la distance et à l'effort, je ne suis pas plus fatigué qu'au départ.
Je rattrappe beaucoup de cyclistes encore jusqu'à Loudéac (km 782) puis Tinténiac (km 870) avant de bénéficier d'un train d'espagnols qui accompagnent une féminine, comme on peut le voir sur des marathons en course à pied. Je sympathise avec un britannique jusqu'à Fougères (km 923), qui m'invite ensuite à poursuivre ensemble avec un petit groupe de quadras : deux britanniques (dont un Londonien qui a bouclé une Transcontinentale Race), un néérlandais et un américain. Nous sommes tous quadra, ça roule bien et on plaisante. Il y a là aussi quelques italiens, allemands et trois japonais. L'un d'eux zigzague sévèrement sur la route. « Keep your bike in strait line ! » Ca n'a pas l'air d'inquiéter ses collègues mais je prends mes distances. Peu après Ambrières les Vallées (km 976), on le voit remonter le groupe comme une flèche dans une côte, puis cale tout net devant le cimetière. On poursuit jusqu'à Villaines la Juhel où, quelques kms avant, on entend les italiens chanter puis lancer un « Alberto, attack ! ». Ils sont restés bien abrités jusque là et posent une mine à 30km/h dans une côte. Les japonais sont taiseux, les italiens fantasques, les clichés sont parfois vrais.
A Villaines la Juhel (km 1012), il est 1h du matin et mes collèques souhaitent stopper pour dormir et repartir à 6h. Je n'ai pas sommeil mais on a sympathisé et je vais faire de même. Je n'ai pas encore expérimenté les dortoirs et c'est une partie intégrante de l'épreuve, je veux profiter de tout. Pour avoir le sommeil léger, les ronflements ne m'ont pas empêché de m'endormir rapidement, et ce jusqu'à 5h. Ce sont des ados qui avaient comme mission de gérer les dortoirs et de réveiller les cyclos à l'heure de leur choix, merci à eux pour leur investissement.
6h du matin le troisième jour donc, on repart direction Mortagne au Perche (km 1097) où je laisse filer mes collègues anglophones pour prendre 1h de pause dont 15mn pour dormir. J'ai un coup de pompe, la ligne d'arrivée approche et j'ai largement le temps. Je tente de discuter avec des japonais dont le contingent me disent-ils est de 400. Je leur demande s'ils ont loué un avion pour venir, je crois qu'ils n'ont pas saisi ma plaisanterie.
Il est 11h et je repars seul vers Dreux pour un dernier arrêt et file ensuite vers l'arrivée. L'écurie n'est pas loin, je roule à 30-35km/h avec une furieuse envie d'en terminer tout en étant bien conscient qu'il faut profiter de ces derniers instants. En voyant le panneau « Rambouillet », je laisse couler une larme par oeil, juste une. Je relativise, après tout ce ne sont que 1220km à vélo, ça ne va pas changer la face du monde. Philippe Descubes, parti en trike et avec qui j'ai participé aux championnats du monde un mois auparavant dans la Loire, me double dans le parc et nous finissons ensemble. Je passe l'arche d'arrivée, la cellule électronique et trouve à l'arrivée mon collèque londonien. S'ensuit une grande accolade. Je n'avais pas de famille sur la ligne, il me sert de réconfort si besoin en était. C'en est terminé, avec un mélange de sidération et d'émotion. Je n'ai eu aucun problème technique, aucune douleur physique, de très bonnes jambes, je ne me suis jamais trompé de direction (il y avait un panneau indicateur à chaque carrefour sur le parcours), j'ai refait mes bases d'anglais durant 3 jours et 3 nuits... que demander de plus ?
La météo était idéale, c'est un paramètre non négligeable. Je pense déjà à la prochaine édition dans quatre ans avec l'envie d'être moins dilettant et contemplatif lors des arrêts (près de 26kmh/h et 47h roulés, c'est correct), peut-être en profitant davantage des ravitaillements des riverains que des selfs-service.
Je suis rentré ce jeudi midi après une nuit d'hôtel à Orléans, avec le sentiment que quelque chose a changé en moi, une expérience en plus, comme doivent le vivre les coureurs au large, les marathoniens ou les Ironmen. C'était beau. Merci à tous les bénévoles venus du monde entier, c'est une indienne qui a donné le dernier coup de tampon à mon carnet de route. A dans quatre ans j'espère.