La série des brevets qualificatifs à Paris-Brest-Paris 2023 s’achève. Beaucoup de cyclotouristes (et même des cyclosportifs!) ont validé les distances requises. Pour quelques uns pourtant c’est le bout du chemin, faute d’avoir réussi à franchir la dernière marche, 600 km. Je ne verrai pas Rambouillet cet été. Mais je souhaite faire le récit de cette dernière tentative pleine de péripéties, un triangle inversé au départ d’Agen samedi 17 juin. Bonne lecture.
1. Nuit d’orage, mauvais présageJ’ai perdu la notion du temps. Je consacre toute mon énergie à rester sur le vélo, à résister aux bourrasques d’un vent de plus en plus tempétueux au milieu des ténèbres. De loin en loin, je croise quelques véhicules. J’évite alors de trop zigzaguer sur la chaussée. Etrangement, aucun éclair ne zèbre le ciel, la pluie est présente mais ce ne sont pas non plus des seaux d’eau. C’est ce maudit vent qui transforme le long faux-plat montant qui me conduit sur le plateau de Lannemezan en une épreuve de tous les instants.
2. Péripéties du samediOublié depuis longtemps le début à la fraiche le long des allées bucoliques du canal latéral à la Garonne. Une belle mise en jambes pour ce 600 de rattrapage au départ d’Agen, après une tentative avortée vers le Km 400 entre Libourne et Andrésy, quinze jours plus tôt.
Oubliée aussi la traversée de la forêt landaise dans sa partie la plus orientale, une succession sans fin de longues lignes droites. Cela me rappelle la Sologne parcourue en mars et avril au départ d’Orléans. Avec cependant la chaleur qui monte et un petit air vicieux au changement de direction, plein sud après la localité de Sore.
Oubliée encore la canicule de l’après-midi où il a souvent fallu remplir les bidons et s’allonger quelques instants dans le fossé dans un passage miraculeusement ombragé et presque frais.
Oubliées enfin les bourrasques dans le dos et l’arrivée de l’orage qui m’ont poussé vers Marciac où j’allais, enfin, pouvoir m’asseoir pour me restaurer après une journée à se casser les dents sur des boulangeries fermées ou vides.
Pas d’ambiance jazzy cependant à Marciac. Je suis trempé, je me réfugie à l’intérieur de la pizzeria et j’apprécie le plat de carbonara et le grand café. Mais, il me faut repartir. Il est 21h30. Même si il pleut toujours, le gros de l’orage semble passé. Et le vent reste favorable dans cette plaine de plus en plus sombre qui me conduit au pied des Pyrénées. J’ai pris du retard sur ma feuille de route mais je me dis que ça va aller puisque Eole est avec moi.
3. Devant moiA la même heure, Gary, avec lequel j’ai roulé les cinquante premiers kilomètres, vient d’arriver à Lannemezan. Il a, au bas mot, 3h d’avance. Au premier contrôle de Mas d’Agenais, il est reparti une minute avant moi. Je l’ai gardé en point de mire dans les vallonnements vers Casteljaloux, puis il a disparu. De toute évidence, il a bien roulé toute la journée, seul. Il est aussi trempé lorsqu’il rejoint la chambre qu’il a réservé 7 km avant le contrôle du Km 331, point culminant du parcours, mais il peut mettre à profit cette étape pour se requinquer.
A la même heure aussi, Yves, l’organisateur du brevet, et ses cinq collègues que j’avais vus pour la dernière fois à la sortie de Casteljaloux, se trouvent quelque part en direction du plateau. Ils l’atteignent vers 23h après avoir affronté la tempête. Ils réveillent Sonia et son mari, gérants de la pizzeria de Capvern où ils avaient réservé … pour 21h. Ils leur préparent six salades, prises sous une avancée où certains se changent. Puis ils rejoignent grelottant leur hébergement à Capvern.
4. Compagnons de routeEt les gars d’Argelès où sont-ils? et le collègue handicapé ? Ils m’ont rattrapé dans la forêt landaise entre Luxey et Lencouaq, vers le km 140. J’ai pris leur roue, trop heureux de ne plus avoir à subir le petit air vicieux. Et nous avons progressé de concert dans les vallonnements de l’Armagnac et la chaleur torride de l’après-midi jusque après le km 200, vers le Houga.
Le collègue handicapé ouvrait la route au petit matin le long du canal. S’étant arrêté pour une pause technique, je pensais le revoir. Il pédalait à la force de sa seule jambe droite. La jambe et la main gauche amputées. Je pensais le revoir plus tôt m’étant aussi arrêté un peu plus loin. Il roulait à très bonne allure, nous avions couvert les 20 premières bornes à presque 24 km/h de moyenne.
Notre progression commune l’après-midi a été entrecoupée d’arrêts pour trouver de l’eau ou pour s’affaler dans le fossé, à la recherche d’un peu de fraîcheur. C’est après ce dernier arrêt qu’un des gars d’Argelès me dit qu’il y a un problème, sans me dire quoi. Je lui indique que je vais poursuivre à mon rythme, dans la dernière bosse j’étais largué. Peut-être sont-ils passés devant moi quand je dinais à Marciac ?
5. Apocalypse Now !Cette vraie-fausse montée est interminable, les bornes défilent trop doucement depuis que j’ai franchi la mi-parcours à l’entrée de Luby-Betmont. Vingt-deux kilomètres pour atteindre Capvern, en haut sur le plateau. Vingt-et-un, vingt, dix-neuf … ça n’avance pas. J’ai l’impression que ma selle est de travers, mes genoux frottent les zip du sac de cadre. Je me tors dans tous les sens. Chaque tour de roue est un miracle d’équilibre. J’avance (sic!) dans un noir d’encre. Elle est loin la belle nuit au clair de lune du 400 sur les plateaux de l’Aveyron.
Le débit furieux de l’eau dans le caniveau et le hurlement des bourrasques emplissent l’obscurité. Pas une âme qui vive, pas une lumière, pas une localité, pas le moindre abri en vue. D’ailleurs je ne vois rien autour de moi parce que je ne regarde pas. Je reste concentré sur le faisceau de mon phare. Je sens mes forces décroitre. Je commence à ressentir le besoin de m’alimenter. Je n’ai plus aucune idée de l’heure.
Pour m’alimenter, il faut m’arrêter pour éviter la chute. Je m’y résous à une intersection où je croise plusieurs véhicules. Il me semble avoir parcouru une douzaine de kilomètres. Il en resterait une dizaine. J’extrais ma lumière frontale de la sacoche, je déniche une banane et l’engloutis. Dans le modeste faisceau de la lampe, je distingue des masses noires en mouvement, de grands arbres sur la gauche, de l’autre côté du croisement. Au milieu du vacarme des rafales, de sinistres craquements.
6. Le refugeMais où trouver refuge ? Je fais quelques mètres sur ma gauche pour reprendre pied sur la chaussée. De l’autre côté, à une dizaine de mètres peut-être, une masse grise. Je m’avance. On dirait un abri, il y a une porte. Elle est en fer, je tends la main gauche, en agrippe le bord qui semble entr’ouvert. La porte s’ouvre, il s’agit d’un poste technique, tout en béton, électricité ou télécom. L’espace est minuscule mais le vélo et le bonhomme peuvent s’y glisser. J’hésite un peu avant de me décider à rester à l’abri. Il s’agit bien d’un poste télécom, courants faibles, deux batteries de secours au sol, pas de risque d’être transformé en merguez grillée. Je referme la porte. Je suis soulagé, j’échappe à la tempête.
Mais quelle heure est-il ? Minuit vingt-cinq !!! Je voulais atteindre mon étape nocturne à peu près à cette heure, j’en suis encore à 30 bornes au bas mot.
J’avertis ma logeuse qui m’avait dit plus tôt qu’elle m’attendrait :
[00:28, 18/06/2023] Richard : « Je suis dans la tempête j'ai trouvé refuge dans un poste Telecom. A 13 km de Capvern - {en fait une dizaine de km pas plus} - je préfère m'arrêter ici par mesure de sécurité »
J’enlève casque et lunettes, je me restaure un peu, cherche la meilleure position assis sur le sol bétonné, les jambes repliées, la tête dans les genoux, j’éteins la frontale, je ferme les yeux.
[00:56, 18/06/2023] Julie: « Je vous laisse les clés sous le pouf à droite de l’entrée »
[00:56, 18/06/2023] Julie: « Vous avez la salle de bain à gauche »
[00:57, 18/06/2023] Julie: « Et votre chambre c’est la porte à droite juste avant les escaliers »
[00:57, 18/06/2023] Julie: « Vous êtes toujours coincé ? »
(...)
[01:35, 18/06/2023] Julie: « Vous en êtes où ? »
J’ai vraiment fermé les yeux.
[01:37, 18/06/2023] Richard : « Toujours à l'abri, le vent ne se calme pas il est de face dans la montée »
[01:40, 18/06/2023] Julie: « Ah mince … vous avez de quoi dormir ? »
[01:41, 18/06/2023] Richard : « Pas vraiment, j'improvise. »
[01:41, 18/06/2023] Julie: « En tout cas votre chambre est prête pour que vous puissiez bien vous reposer »
[01:41, 18/06/2023] Julie: « J’espère que ça va aller pour vous »
Il me semble toutefois que le vent est tombé, j’enfile mes jambières. Je repars.
7. Fantômes dans la nuitJ’ouvre la porte, changement d’atmosphère. Dans la nuit d’encre, plus de vacarme, plus de pluie. Je remets en route. Il fait frais sans plus. Rouler redevient agréable. Et, comme escompté, la pente est douce.
Soudain, un bruit métallique, quelque chose qui s’entrechoque sans que je puisse immédiatement en saisir l’origine. D’instinct je baisse la tête vers la chaine et la transmission. Ça tourne rond. Je relève la tête, tend l’oreille, écarquille les yeux. Ça se passe devant moi, dans la pénombre. On dirait aussi qu’il y a des étincelles. Dans la lueur du phare, je n’en crois pas mes yeux, un cheval trotte ou galope devant moi. Non ! ils sont deux. Ce sont leurs sabots qui claquent sur le bitume et produisent ces étincelles. Cataclop, cataclop ! Je me rapproche, ils se retournent, accélèrent. J’appréhende de chercher à les dépasser, ils occupent la chaussée. Je crains une réaction de leur part. Ils m’ouvrent la route ! L’orage a dû les effrayer, ils sont aussi paumés que moi. Enfin ils se décident à bifurquer à gauche à une intersection. On m’avait dit que je pourrais, dans ces périples nocturnes, rencontrer des sangliers ou des chevreuils. Des chevaux, non. J’ai bien contourné un hérisson et quelques crapauds.
8. Tiré d’affaireMe voici enfin en haut. A Capvern, tourner à gauche, emprunter la grand route déserte, rejoindre Lannemezan. C’est le plateau, mais ce n’est pas tout plat. Trop facile ! Ondulations et rond-points se succèdent. Ici l’éclairage public est resté allumé, c’est rassurant, et donne un peu de perspective. Voici la Demi-Lune, point de contrôle nocturne au Km 331. Pas question de s’arrêter et faire une photo. A ma droite, l’hôtel que j’avais contacté mais qui était complet pour cause de Route d’Occitanie (course pro en quatre étapes).
Devant moi, il me semble distinguer un feu rouge, clignotant ? Que je ne rattrape pas. Je suis sûr qu’il s’agit d’un des participants au brevet. Je ne me trompe pas. Gary, arrivé vers 21h30 et soucieux de passer le contrôle avant l’heure limite de 3h30, s’est remis en selle et il poursuit sa route.
Et moi, je file enfin dans la descente vers Balesta, la douche et le lit qui m’attendent. Tout est prêt pour m’accueillir dans la maison endormie, il est presque 4h du matin. Je décide de prendre 45 mn de repos pour repartir vers 5h. Je mets l’alarme sur 4h45 et la laisse sur samedi ! Je me réveille, il est 5h50.
9. Le bout du cheminC’est sûr, je ne passerai pas à Gimont, prochain point de contrôle avant 8h30. 65 bornes en moins de deux heures trente, faut pas rêver, même si je dois encore un peu descendre. Au départ de Balesta, je prends une autre banane, un gel, tout ça ne fait pas un petit déjeuner consistant. Je sais que je devrai m’arrêter dès que je passerai devant une boulangerie.
Fin de la descente. Je chemine dans de petites vallées, passe de l’une à l’autre par deux ou trois bosses. Une d’elles est répertoriée, un kilomètre tout au plus mais j’ai du mal. Entrée de Simorre, Km 385. Il est 8h. Gimont n’est plus si loin mais je dois me restaurer.
La boulangerie s’appelle « Jusqu’à la dernière miette ». Est-ce prémonitoire ? Je prends un grand café, un croissant au jambon et m’assoie devant le magasin. Le temps est brumeux mais la température agréable. La boulangère est très aimable. Je prends mon temps mais très vite je suis pris de vertiges. Plus de jus. Panne complète de courant. Je me dis que je dois essayer d’atteindre au moins Castelsarrasin à 80 bornes pour y prendre un train et me rapatrier vers Agen.
La boulangère ne l’entend pas de cette oreille. Me voyant en détresse, elle appelle le 15, fait venir l’infirmière du village, et me dit que son mari me conduira jusqu’à Castelsarrasin s’il le faut.
En fin de compte, mes enfants viendront me récupérer, je verrai un médecin de garde dans la localité voisine pour un examen complet, ECG compris, et je rentrerai chez moi après avoir récupéré mon véhicule à Agen.
10. Et les autres cyclos ?Gary a tracé sa route, non sans devoir éviter quelque tronc d’arbre couché sur la route vers Gimont en pataugeant dans un champ. Il était au contrôle largement dans les temps vers 6h45 pour le petit-déjeuner. Il a poursuivi sa route avec des hauts et des bas, il a même emprunté une côte qui n’était pas prévue au menu et il est rentré à bon port avant 18h.
Yves a quitté Lannemezan avec son groupe vers 6h. Ils sont passés devant moi quand j’étais arrêté à Simorre. Je les croyais vraiment loin devant. Je lui ai alors envoyé un texto pour le prévenir de mon abandon. A 10h, il m’a répondu : « Nous sommes à Gimont. Sache que si tu veux repartir, c’est l’heure d’arrivée qui comptera. Allez, courage ! ». Ils sont rentrés à Agen vers 20h.
Les gars d’Argelès se trouvaient toujours derrière moi. La veille, ils ont porté assistance au collègue handicapé stoppé par un bris de pédale. Dans l’impossibilité de faire réparer, il a dû se résoudre à abandonner. Ils sont repartis à trois, et sont rentrés à Agen un quart d’heure avant le gong.
Enfin, le doyen des participants, 81 ans, qui roulait seul, a été rattrapé par l’orage vers le Houga (km 213). Il s’est réfugié dans un sas de banque. C’est là qu’un habitant de la localité lui a porté assistance, lui a offert le couvert puis le gîte. Le dimanche matin, il l’a rapproché d’Agen qu’il a ensuite rejoint à vélo.
11. EpilogueJe ne verrai pas Rambouillet cette année. Mais j’ai beaucoup appris depuis début mars en accomplissant pour la première fois les BRM 200, 300 et 400 en succession puis tenté deux fois le 600, réduit chaque fois à un peu moins de 400 ! Je n’avais jamais fait auparavant plus de 200 bornes d’une traite. Rouler de nuit n’a pas été la moindre des expériences. Mais aussi gérer les longues heures en solitaire. Je dois cependant encore améliorer la gestion de l ‘effort pour éviter d’être assommé par « l’Homme au marteau ». Rouler de concert avec un collègue aurait sans doute pu m’aider sur les 600, encore faut-il faire la paire.
RemerciementsMon épouse Edmée et mes enfants pour leurs encouragements constants, et leur réconfort quand l’adversité a pris le dessus.
Tous les clubs organisateurs, leurs bénévoles pour leur hospitalité et les beaux échanges, Christophe Marie Leger, Cercle Jules Ferry Cyclo Fleury-les-Aubrais (45-Loiret) - BRM, Jean-Claude Bertelli, CC Caussade, Stéphane Gibon, maitre d’œuvre du 600 Libourne-Andrésy, Yves Dazéma, ASPTT AGEN CYCLO , sans oublier l’ Audax Club Parisien, qui pilote avec maestria cette formidable organisation.
Matthieu Chollet, PechTregon cycles , qui m'a fabriqué une belle machine confortable et fiable qui m’aurait mené au but sans coup férir si le pilote n’avait pas flanché.
Les belles personnes rencontrées sur ce parcours pour leur assistance précieuse.
J’aurais aimé enfin dédier ma participation à Paris-Brest-Paris Randonneur à mon père pour le centenaire de sa naissance, le 23 août 1923. Lui qui toujours m’accompagnait et me suivait sur les courses de jeunes organisées par la FSGT des Alpes Maritimes, il y a 50 ans. Papa, j’espère que tu ne m’en veux pas de ne pas aller cette fois au bout de l’aventure.